X

Ce dut être trois jours après la fin des troubles de Barcelone que nous remontâmes au front. Après les combats – et plus spécialement après la pluie d’injures dans les journaux – il était difficile, en pensant à la guerre, d’avoir encore tout à fait le même état d’esprit naïvement idéaliste qu’auparavant. Je pense qu’il est impossible que personne ait pu passer plus de quelques semaines en Espagne sans être désillusionné. Le souvenir me revint de ce correspondant de journal rencontré le jour même de mon arrivée à Barcelone et qui m’avait dit : « Cette guerre est une supercherie, comme toute autre guerre ! » Cette réflexion m’avait profondément choqué, et à cette époque-là (en décembre) je ne crois pas qu’elle était juste ; même alors, en mai, elle ne l’était pas, mais elle commençait à le devenir. La vérité, c’est que toute guerre subit de mois en mois une sorte de dégradation progressive, parce que tout simplement des choses telles que la liberté individuelle et une presse véridique ne sont pas compatibles avec le rendement, l’efficacité militaires.

On pouvait déjà faire quelques conjectures sur l’avenir. Il était facile de prévoir que le gouvernement Caballero tomberait et serait remplacé par un gouvernement plus à droite dans lequel l’influence communiste serait plus forte (c’est ce qui arriva une ou deux semaines plus tard), gouvernement qui s’appliquerait à briser une fois pour toutes la puissance des syndicats. Et pour ce qui est de la situation ultérieure – une fois Franco battu – même en laissant de côté les vastes problèmes posés par la réorganisation de l’Espagne, la perspective n’était pas attrayante. Quant aux boniments des journaux pour faire croire que tout ceci était une « guerre pour la démocratie », simple bourrage de crâne. Personne de sensé ne s’imaginait qu’il y aurait aucun espoir de démocratie, même au sens où nous l’entendons en Angleterre et en France, dans un pays aussi divisé et épuisé que le serait l’Espagne une fois la guerre terminée. Il y aurait fatalement une dictature, et il était clair que l’occasion favorable d’une dictature de la classe ouvrière était passée. Autrement dit, les choses, dans l’ensemble, évolueraient dans le sens d’une sorte quelconque de fascisme, auquel, sans doute, on donnerait un nom plus poli et qui serait, parce qu’on était en Espagne, plus humain et moins effectif que les variétés italienne et allemande. Les seules alternatives étaient une dictature infiniment pire avec Franco à la tête, ou (chose toujours possible) que l’Espagne, une fois la guerre terminée, se trouvât morcelée, soit selon des frontières naturelles, soit en zones économiques.

Quelque issue qu’on envisageât, c’était une perspective attristante. Mais il ne s’ensuivait pas que cela ne valût pas la peine de combattre pour le gouvernement et contre le fascisme sans fard et plus accentué de Franco et de Hitler. Quels que pussent être les défauts du gouvernement de l’après-guerre, il y avait une chose certaine : c’est que le régime de Franco serait pire. Pour les ouvriers – le prolétariat urbain – peut-être cela ne ferait-il, en fin de compte, que très peu de différence que l’un ou l’autre gagnât ; mais l’Espagne est avant tout un pays agricole et les paysans seraient sûrement avantagés par la victoire du gouvernement. Quelques-unes au moins des terres saisies demeureraient en leur possession et, dans ce cas, il y aurait aussi une répartition de terres dans le territoire précédemment occupé par Franco, et l’on ne rétablirait probablement pas le servage de fait qui existait dans certaines parties de l’Espagne. Le gouvernement maître du pays à la fin de la guerre serait, en tout cas, anticlérical et antiféodal. Il ferait échec à l’Église, au moins pour un temps, et moderniserait le pays – construirait des routes, par exemple, et encouragerait l’instruction et la salubrité publique ; pas mal de choses dans ce sens avaient déjà été faites même en pleine guerre. Franco, au contraire, pour autant qu’il ne fût pas simplement le fantoche de l’Italie et de l’Allemagne, était lié aux grands propriétaires terriens féodaux et soutenait la réaction cléricale et militariste pleine de préjugés étouffants. Le Front populaire était peut-être bien une supercherie, mais Franco était sûrement, lui, un anachronisme. Seuls les millionnaires et les gens romanesques pouvaient souhaiter son triomphe.

En outre, il y avait la question du prestige international du fascisme qui, depuis un an ou deux, n’avait cessé de me hanter à la façon d’un cauchemar. Depuis 1930, les fascistes avaient partout eu le dessus ; il était temps qu’ils reçussent une raclée, et peu importait, presque, qui la leur donnerait. Si nous parvenions à repousser à la mer Franco et ses mercenaires étrangers, il en pourrait résulter une immense amélioration dans la situation mondiale, même si l’Espagne, elle, devait sortir de là étouffée sous une dictature et avec tous les meilleurs de ses hommes en prison. Rien que pour cela déjà, il valait la peine de gagner la guerre.

C’était ainsi que je voyais les choses à cette époque. Je dois dire qu’aujourd’hui je tiens le gouvernement Negrín en beaucoup plus haute estime que je ne le faisais au moment où il prit le pouvoir. Il a soutenu une lutte difficile avec un courage splendide et a montré plus de tolérance politique que personne n’en attendait. Mais je continue à croire que – à moins que l’Espagne ne se scinde, ce qui aurait d’imprévisibles conséquences – le gouvernement de l’après-guerre aura forcément tendance à être fasciste. Encore une fois, je donne cette opinion pour ce qu’elle vaut, et court le risque que le temps me traite comme il a traité la plupart des prophètes.

Juste à notre arrivée au front nous apprîmes que Bob Smillie, qui rentrait en Angleterre, avait été arrêté à la frontière, emmené à Valence et jeté en prison. Smillie était en Espagne depuis le mois d’octobre. Il avait travaillé durant plusieurs mois dans les bureaux du P.O.U.M., puis s’était engagé dans les milices à l’arrivée des autres membres de l’I.L.P., étant bien entendu qu’il ferait trois mois de front avant de rentrer en Angleterre pour participer à une tournée de propagande. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que nous pûmes découvrir le motif de son arrestation. On le gardait incomunicado (au secret), si bien que personne, pas même un avocat, ne pouvait le voir. En Espagne il n’existe pas – en tout cas, pas dans la pratique – d’habeas corpus, et vous pouvez être gardé en prison durant des mois d’affilée sans même être inculpé, a fortiori sans passer en jugement. Finalement nous apprîmes, grâce à un prisonnier relâché, que Smillie avait été arrêté pour « port d’armes ». Les « armes » en question étaient, je me trouvais le savoir, deux grenades à main d’un type grossier utilisé au début de la guerre, que Smillie emportait en Angleterre, ainsi que quelques éclats d’obus et d’autres souvenirs, pour les montrer au cours de ses conférences. Les charges et les amorces en avaient été retirées, ces grenades n’étaient plus que de simples cylindres d’acier parfaitement inoffensifs. Il était évident que ce n’était là qu’un prétexte et qu’on avait arrêté Smillie à cause de ses rapports bien connus avec le P.O.U.M. Les troubles de Barcelone venaient juste de prendre fin et les autorités étaient, à ce moment-là, extrêmement soucieuses de ne laisser sortir d’Espagne personne qui fût en mesure de démentir la version officielle. Aussi risquait-on d’être arrêté à la frontière sous des prétextes plus ou moins futiles. Il est très possible qu’on n’ait d’abord eu l’intention que de retenir Bob Smillie quelques jours seulement. L’ennui, en Espagne, c’est qu’une fois que vous êtes en prison, en général vous y restez, qu’il soit ou non question de passer en jugement.

Nous étions toujours à Huesca, mais on nous avait postés plus à droite, en face de la redoute fasciste dont, quelques semaines auparavant, nous nous étions pour un moment emparés. Je faisais maintenant fonction de teniente (ce qui correspond, je crois, au grade de sous-lieutenant dans l’armée britannique) ; j’avais sous mon commandement une trentaine d’hommes, Anglais et Espagnols. On m’avait proposé pour la nomination au grade d’officier de l’active, mais l’obtenir c’était une autre histoire. Peu de temps auparavant encore, les officiers des milices refusaient de recevoir un grade officiel, car cela signifiait un supplément de solde et était en contradiction avec les principes égalitaires des milices ; mais ils étaient à présent obligés d’accepter. La nomination de Benjamin au grade de capitaine avait déjà paru à l’Officiel, et Kopp était en passe d’être nommé chef de bataillon. Le gouvernement ne pouvait évidemment pas se passer des officiers des milices, mais à aucun il ne conférait de grade supérieur à celui de chef de bataillon, probablement afin de réserver les grades plus élevés aux officiers de l’armée régulière et aux nouveaux officiers sortant de l’École de guerre. Par suite, il y avait dans notre division, la 29e, et sûrement dans beaucoup d’autres, un curieux état de choses provisoire : le commandant de la division, les commandants des brigades et les commandants des bataillons avaient tous le même grade, celui de chef de bataillon.

Il ne se passait pas grand-chose au front. La bataille engagée aux alentours de la route de Jaca s’était apaisée et ne reprit que vers la mi-juin. Dans notre position, le principal ennui, c’étaient les canardeurs. Les tranchées fascistes étaient à plus de cent cinquante mètres, mais elles étaient situées plus haut que les nôtres et nous commandaient sur deux côtés, notre front formant un saillant en angle droit. Le coin du saillant était un endroit dangereux dont il avait toujours fallu payer le passage par des morts et des blessés. De temps à autre les fascistes nous tiraient dessus avec des grenades à fusil ou d’autres engins analogues. Elles faisaient un fracas épouvantable et étaient propres à vous faire perdre votre sang-froid parce qu’on ne les entendait pas arriver à temps pour pouvoir esquiver, mais elles ne représentaient pas un grand danger : le trou qu’elles creusaient dans le sol avait un diamètre pas plus grand que celui d’un tub. La chaleur des nuits était agréable, mais durant le jour elle se faisait ardente, les moustiques devenaient un fléau et, en dépit des vêtements propres rapportés de Barcelone, nous fûmes presque aussitôt pleins de poux. À l’extérieur, dans les vergers abandonnés du no man’s land, les cerises blanchissaient sur les arbres. Il y eut deux jours de pluies torrentielles, les cagnas furent inondées, le parapet se tassa d’un pied. Il fallut ensuite passer encore bien des journées à creuser et rejeter hors de la tranchée l’argile gluante avec les misérables bêches espagnoles qui n’ont pas de manche et qui se tordent comme des cuillères d’étain.

On nous avait promis un mortier de tranchée pour la compagnie ; je l’attendais avec impatience. La nuit, comme toujours, nous allions en patrouille, mais c’était plus dangereux qu’auparavant parce qu’il y avait dans les tranchées fascistes beaucoup plus d’hommes et parce qu’ils étaient devenus plus vigilants ; ils avaient éparpillé des bidons tout contre leur parapet, à l’extérieur, et dès qu’ils entendaient un tintement métallique, ils arrosaient avec les mitrailleuses. Dans la journée nous les canardions du no man’s land. En rampant une centaine de mètres, on pouvait gagner un fossé que de hautes herbes dissimulaient et qui commandait une brèche dans le parapet fasciste. Nous avions établi un support à fusil dans ce fossé. Si l’on avait la patience d’attendre assez longtemps, on finissait généralement par voir une silhouette kaki franchir rapidement la brèche. J’ai tiré plusieurs fois. J’ignore si j’ai jamais touché quelqu’un – c’est peu probable ; je suis très mauvais tireur, au fusil. Mais c’était assez amusant, les fascistes ne savaient pas d’où venaient les coups, et j’étais persuadé que j’en aurais un tôt ou tard. Mais « ce fut le serpent qui creva[6] », c’est moi qui fus touché par un tireur fasciste. Cela faisait une dizaine de jours que j’étais de retour au front lorsque cela arriva. L’ensemble des impressions et sensations que l’on éprouve, lorsqu’on est atteint par une balle offre de l’intérêt et je crois que cela vaut la peine d’être décrit en détail.

Ce fut à l’angle du parapet, à cinq heures du matin. C’était toujours là une heure dangereuse parce que nous avions le lever du jour dans le dos, et si notre tête venait à dépasser du parapet, elle se profilait très nettement sur le ciel. J’étais en train de parler aux sentinelles en vue de la relève de la garde. Soudain, au beau milieu d’une phrase, je sentis… c’est très difficile à décrire ce que je sentis, bien que j’en conserve un souvenir très vif et très net.

Généralement parlant, j’eus l’impression d’être au centre d’une explosion. Il me sembla y avoir tout autour de moi un grand claquement et un éclair aveuglant, et je ressentis une secousse terrible – pas une douleur, seulement une violente commotion, comme celle que l’on reçoit d’une borne électrique, et en même temps la sensation d’une faiblesse extrême, le sentiment de m’être ratatiné sous le coup, d’avoir été réduit à rien. Les sacs de terre en face de moi s’enfuirent à l’infini. J’imagine que l’on doit éprouver à peu près la même chose lorsqu’on est foudroyé. Je compris immédiatement que j’étais touché, mais à cause du claquement et de l’éclair je crus que c’était un fusil tout près de moi dont le coup, parti accidentellement, m’avait atteint. Tout cela se passa en beaucoup moins d’une seconde. L’instant d’après mes genoux fléchirent et me voilà tombant et donnant violemment de la tête contre le sol, mais, à mon soulagement, sans que cela me fît mal. Je me sentais engourdi, hébété, j’avais conscience d’être grièvement blessé, mais je ne ressentais aucune douleur, au sens courant du mot.

La sentinelle américaine à qui j’étais en train de parler s’était précipitée vers moi : « Sapristi ! Êtes-vous touché ? » Des hommes firent cercle autour de moi. On fit un tas d’histoires comme d’habitude : « Aidez-le à se relever ! Où est-il blessé ? Ouvrez-lui sa chemise ! » etc. L’Américain demanda un couteau pour fendre ma chemise. Je savais qu’il y en avait un dans ma poche et m’efforçai de le sortir, mais je m’aperçus que mon bras droit était paralysé. Ne souffrant pas, j’en ressentis une vague satisfaction. Voilà qui va faire plaisir à ma femme, pensai-je ; elle qui était toujours à souhaiter que je fusse blessé pour que cela m’évitât d’être tué quand viendrait l’heure du grand combat. C’est alors seulement que j’en vins à me demander où j’avais été touché et à quel point c’était grave ; il ne m’était pas possible de rien sentir, mais j’avais conscience que la balle m’avait frappé par-devant. Lorsque je voulus parler, je m’aperçus que je n’avais pas de voix, que je ne pouvais faire entendre qu’un faible couic ; cependant à la seconde tentative je parvins à demander où j’étais blessé. À la gorge, me répondit-on. Harry Webb, notre brancardier, avait apporté une bande de pansement et une de ces petites bouteilles d’alcool qu’on nous distribuait pour nos paquets individuels de pansement. Quand on me souleva, un flot de sang jaillit de ma bouche, et j’entendis un Espagnol derrière moi dire que la balle m’avait traversé le cou de part en part. Répandu sur ma blessure, l’alcool, qui en temps ordinaire m’eût cuit comme le diable, me procura une sensation de fraîcheur agréable.

On m’étendit à nouveau tandis que quelqu’un allait chercher une civière. Dès que je sus que la balle m’avait traversé le cou de part en part, je considérai comme chose établie que j’étais un homme mort. Je n’avais jamais entendu dire d’un homme ou d’un animal qu’ayant attrapé une balle en plein milieu du cou il y eût survécu. Le sang coulait goutte à goutte de la commissure de mes lèvres. « Ça y est ! c’est l’artère », pensai-je. Je me demandai combien de temps on pouvait encore durer avec l’artère carotide tranchée ; peu de minutes, vraisemblablement. Tout se brouillait. Il doit bien s’être écoulé deux minutes environ durant lesquelles je fus persuadé que j’étais tué. Et cela aussi est intéressant – je veux dire qu’il est intéressant de savoir quelles seraient vos pensées en un tel moment. Ma première pensée, assez conventionnellement, fut pour ma femme. Ma seconde pensée fut une violente colère d’avoir à quitter ce monde qui, tout compte fait, me convient si bien. J’eus le temps de sentir cela très vivement. La stupidité de cet accident me rendait furieux. Que c’était absurde ! Être supprimé, et pas même dans une bataille, mais dans ce banal coin de tranchée, à cause d’un instant d’inattention ! J’ai songé, aussi, à l’homme qui avait tiré sur moi, me suis demandé comment il était, si c’était un Espagnol ou un étranger, s’il savait qu’il m’avait eu, et ainsi de suite… Il ne me fut pas possible d’éprouver à son égard le moindre ressentiment. Je me dis que puisqu’il était fasciste, je l’eusse tué si je l’avais pu, mais s’il avait été fait prisonnier et amené devant moi à cet instant même, je l’aurais tout simplement félicité d’être bon tireur. Mais peut-être bien que si l’on est réellement en train de mourir, on a des pensées toutes différentes.

On venait juste de m’étendre sur la civière quand mon bras droit paralysé redevint sensible et commença à me faire bigrement mal. Sur le moment, je me figurai que je devais me l’être cassé en tombant ; d’autre part, la douleur me rassura, car je savais que les sensations ne deviennent pas plus aiguës quand on est mourant. Je commençais à me sentir plus normal et à être navré pour les quatre pauvres diables qui transpiraient et glissaient, la civière sur l’épaule. Il y avait un mille et demi jusqu’à l’ambulance, et de marche très pénible par des sentiers pleins de bosses et glissants. Je savais quelle suée on prenait, pour avoir moi-même aidé à transporter un blessé un ou deux jours auparavant. Les feuilles des peupliers argentés qui, par endroits, bordaient nos tranchées, me frôlaient le visage au passage ; je songeais qu’il faisait bon vivre dans un monde où poussaient des peupliers argentés. Mais la douleur dans mon bras ne cessait pas d’être diabolique, me forçant tour à tour à jurer, puis à me retenir autant que possible de jurer, parce que chaque fois que je respirais trop fort, une mousse de sang me sortait de la bouche.

Le docteur rebanda ma blessure, me fit une piqûre de morphine et m’évacua sur Sietamo. Les hôpitaux de Sietamo n’étaient que des baraquements en bois hâtivement construits, où d’ordinaire les blessés n’étaient gardés que quelques heures en attendant d’être dirigés sur Barbastro ou Lérida. J’étais hébété par la morphine, mais je souffrais encore beaucoup, quasiment incapable de bouger et avalant constamment du sang. Un trait caractéristique des méthodes d’un hôpital espagnol : alors que j’étais dans cet état, les infirmières inexpérimentées essayèrent de faire descendre de force dans ma gorge le repas réglementaire de l’hôpital – un repas comme pour quatre, composé de soupe, d’œufs, de ragoût très gras, etc., et elles parurent toutes surprises que je ne m’y prêtasse pas. Je demandai une cigarette, mais on était justement dans une période où le tabac manquait et il n’y avait pas une seule cigarette dans l’endroit. Ne tardèrent pas à apparaître à mon chevet deux camarades qui avaient obtenu la permission de quitter le front quelques heures.

« Salut ! Tu es encore de ce monde, hein ? À la bonne heure ! Nous voulons ta montre et ton revolver, et ta lampe électrique. Et ton couteau, si tu en as un. »

Et ils s’éclipsèrent en emportant tout ce que je possédais de transportable. C’était l’habitude chaque fois qu’un homme était blessé : tout ce qu’il avait était aussitôt réparti ; à juste raison, car, au front, des choses telles que montres, revolvers, etc., étaient précieuses, et si elles s’en allaient avec le fourbi d’un blessé, on pouvait être sûr qu’elles seraient volées quelque part en cours de route.

Vers le soir, il était arrivé, un à un, suffisamment de blessés et de malades pour remplir quelques voitures d’ambulance et l’on nous expédia à Barbastro. Quel voyage ! On avait accoutumé de dire que dans cette guerre l’on pouvait s’en tirer si l’on était blessé aux extrémités, mais que l’on mourait toujours d’une blessure au ventre. Je comprenais à présent pourquoi. Personne en danger d’hémorragie interne ne pouvait survivre à des kilomètres de cahotage sur ces routes empierrées en cailloutis, qui avaient été défoncées par le passage des lourds camions et n’avaient jamais été réparées depuis le début de la guerre. Et pan ! et vlan ! et patatras ! les heurts se succédaient comme une volée de coups ! Cela me ramenait au temps de ma petite enfance et à cet affreux supplice nommé « Montagnes russes » à l’Exposition de White City. On avait oublié de nous attacher sur nos civières. J’avais assez de force dans mon bras gauche pour me cramponner, mais un pauvre malheureux fut culbuté au sol et dut souffrir mort et passion. Un autre, qui pouvait marcher et qui était assis dans un coin de la voiture d’ambulance, la souilla toute en vomissant. L’hôpital, à Barbastro, était archi-comble, les lits si rapprochés qu’ils se touchaient presque. Le lendemain matin, on embarqua un certain nombre d’entre nous dans un train sanitaire à destination de Lérida.

Je suis resté à Lérida cinq ou six jours. C’était un grand hôpital où se trouvaient mêlés au petit bonheur malades du front, blessés et malades civils ordinaires. Dans ma salle, quelques hommes avaient d’horribles blessures. Dans le lit voisin du mien se trouvait un jeune homme aux cheveux très noirs, qui souffrait de je ne sais quelle maladie et à qui on faisait prendre un médicament qui rendait son urine aussi verte que l’émeraude. Son urinal constituait l’une des curiosités de la salle. Un communiste hollandais parlant anglais, ayant entendu dire qu’il y avait un Anglais dans l’hôpital, vint me voir, se montra très amical et m’apporta des journaux anglais. Il avait été affreusement blessé au cours des combats d’octobre ; il était parvenu tant bien que mal à s’habituer à l’hôpital de Lérida et avait épousé une des infirmières. Par suite de sa blessure, l’une de ses jambes s’était atrophiée au point de n’être pas plus grosse que mon bras. Deux miliciens en permission, dont j’avais fait la rencontre pendant ma première semaine au front, vinrent voir un ami blessé et me reconnurent. C’étaient des gamins de dix-huit ans environ. Ils restèrent plantés à côté de mon lit, tout gauches, s’efforçant de trouver quelque chose à dire et n’y parvenant pas ; alors, pour me faire comprendre d’une autre manière qu’ils étaient navrés que je sois blessé, brusquement ils sortirent de leurs poches tout le tabac qu’ils avaient, me le donnèrent et s’enfuirent avant que j’aie pu le leur redonner. Que cela était bien espagnol ! Je me rendis compte peu après qu’on ne pouvait acheter de tabac nulle part en ville, et que ce qu’ils m’avaient donné c’était la ration d’une semaine.

Au bout de quelques jours je fus en état de me lever et de me promener, le bras en écharpe. Je ne sais pourquoi il me faisait beaucoup plus mal lorsqu’il pendait. Je souffrais aussi beaucoup, pour le moment, de douleurs internes, suites du mal que je m’étais fait en tombant, et j’avais presque complètement perdu la voix, mais pas un seul instant je n’ai souffert de ma blessure par balle elle-même. Il paraît en être généralement ainsi. Le coup violent d’une balle produit une anesthésie locale ; un éclat d’obus ou de bombe, qui a des bords déchiquetés et frappe habituellement avec moins de force, doit provoquer une souffrance infernale. Dans les terrains de l’hôpital il y avait un jardin agréable, qui comprenait un bassin où nageaient des poissons rouges et quelques petits poissons d’un gris noirâtre : des ablettes, je crois. Je restais assis à les observer durant des heures. La manière dont les choses se passaient à Lérida me donnait un aperçu de l’organisation d’un hôpital sur le front d’Aragon ; j’ignore s’il en allait de même sur les autres fronts. À certains égards, c’étaient de très bons hôpitaux. Les médecins étaient des hommes capables, et il semblait ne pas y avoir insuffisance de produits pharmaceutiques et de matériel d’équipement sanitaire. Mais il y avait deux graves défauts qui furent cause, j’en suis sûr, que des centaines ou des milliers d’hommes sont morts, qu’on eût pu sauver.

Il y avait d’abord le fait que tous les hôpitaux à proximité de la première ligne servaient plus ou moins de centres d’évacuation des blessés. Aussi n’y recevait-on pas les soins d’un véritable traitement, à moins d’être trop gravement blessé pour être transportable. En principe, la plupart des blessés étaient directement envoyés à Barcelone ou à Tarragone, mais, par suite du manque de moyens de transport, ils mettaient souvent huit ou dix jours pour y parvenir. On les faisait poireauter à Sietamo, Barbastro, Monzón, Lérida, et dans bien d’autres endroits encore, et pendant tout ce temps-là ils ne recevaient aucun soin approprié à leur état, c’est tout juste si parfois on leur renouvelait leur pansement. On emmaillotait des hommes ayant d’affreuses blessures par éclats d’obus, des os brisés, etc., dans une sorte de revêtement fait de bandes de pansement et de plâtre de Paris ; on écrivait au crayon, sur le dessus, une description de la blessure, et en règle générale on n’enlevait ce revêtement qu’à l’arrivée à Barcelone ou à Tarragone, dix jours plus tard. Il était à peu près impossible de faire examiner sa blessure en cours de route ; les docteurs, trop peu nombreux, ne pouvaient suffire à tout le travail et ils ne faisaient que passer rapidement près de votre lit en vous disant : « Mais oui, mais oui, on vous soignera à Barcelone. » Constamment le bruit courait qu’un train sanitaire partirait pour Barcelone mañana. L’autre défaut était le manque d’infirmières capables. Apparemment il n’existait pas en Espagne d’infirmières diplômées, peut-être parce qu’avant la guerre ce travail était fait surtout par des religieuses. Je n’ai aucun sujet de plainte contre les infirmières espagnoles, elles m’ont toujours traité avec la plus grande gentillesse, mais il n’est pas douteux qu’elles étaient d’une désastreuse ignorance. Toutes savaient comment prendre une température et quelques-unes savaient faire un pansement, mais à cela se bornait leur compétence. Il en résultait que des hommes trop malades pour se suffire étaient souvent honteusement négligés. Ces infirmières laissaient facilement un homme rester constipé toute une semaine, et rarement elles lavaient ceux qui étaient trop faibles pour se laver eux-mêmes. Je revois un pauvre diable avec un bras cassé me dire qu’il était resté trois semaines sans avoir le visage lavé. Elles laissaient même les lits sans les faire plusieurs jours de suite. La nourriture était très bonne dans tous les hôpitaux – trop bonne, à la vérité. Plus encore en Espagne que partout ailleurs, il semble être de tradition de gaver les malades. À Lérida les repas étaient terrifiants. Le petit déjeuner, vers six heures du matin, se composait d’une soupe, d’une omelette, de ragoût, de pain, de vin blanc et de café ; et le déjeuner était encore plus copieux – cela à un moment où la plus grande partie de la population civile était sérieusement sous-alimentée. Une alimentation légère, c’est une chose que les Espagnols paraissent ne pas admettre. Ils donnent aux malades la même nourriture qu’aux bien-portants – toujours cette même cuisine riche, grasse, où tout baigne dans l’huile d’olive.

Un matin, on annonça qu’on allait envoyer le jour même les hommes de ma salle à Barcelone. Je me débrouillai pour envoyer à ma femme un télégramme lui annonçant mon arrivée, et aussitôt après on nous entassa dans des autobus et l’on nous mena à la gare. C’est seulement au moment où déjà le train commençait à rouler que l’infirmier qui nous accompagnait laissa incidemment échapper qu’au demeurant ce n’était pas à Barcelone que nous allions, mais à Tarragone. Je suppose que le mécanicien avait changé d’avis. « Voilà bien l’Espagne ! » pensai-je. Mais ce qui fut très espagnol, aussi, c’est qu’ils consentirent à arrêter le train pour me donner le temps d’envoyer un autre télégramme ; et ce qui fut plus espagnol encore, c’est que ce télégramme n’arriva jamais à destination.

On nous avait mis dans des compartiments de troisième classe ordinaires, à banquettes de bois, et pourtant beaucoup d’entre nous étaient gravement blessés et quittaient le lit ce matin-là pour la première fois. Il ne fallut pas longtemps pour que, la chaleur et le cahotage aidant, la moitié des hommes s’évanouissent et que plusieurs se missent à vomir sur le plancher. L’infirmier se faufilait parmi ces formes étalées partout et qui avaient l’air de cadavres, portant une grande outre en peau de bouc pleine d’eau qu’il faisait gicler par-ci par-là dans une bouche. C’était une eau infecte ; je me souviens encore de son goût ! Nous entrâmes dans Tarragone au coucher du soleil. La voie ferrée longeait le rivage, à un jet de pierre de la mer. Tandis que notre train pénétrait dans la gare, un autre train militaire rempli d’hommes des Brigades internationales en sortait, et un groupe de gens, sur le pont, leur faisait des gestes d’adieu. C’était un train très long, plein à craquer d’hommes et transportant, attachés sur des trucks, des canons de campagne auxquels se cramponnaient encore des grappes d’hommes. Dans mon souvenir est restée particulièrement vive la vision de ce train passant dans la lumière dorée du soir ; les portières défilant, toutes garnies de visages bruns, souriants ; les longs canons inclinés ; les foulards écarlates flottant – tout cela nous croisant et s’éloignant dans un lent glissement, et se détachant sur la mer couleur de turquoise.

« Extranjeros – des étrangers – dit quelqu’un. Ce sont des Italiens… »

Visiblement c’étaient des Italiens : il n’y a qu’eux pour se grouper aussi pittoresquement ou rendre à la foule son salut avec autant de grâce – une grâce que n’altérait en rien le fait que la moitié d’entre eux tenaient, relevées en l’air, des bouteilles de vin et buvaient à même. Nous apprîmes par la suite que c’était là une partie des troupes qui avaient remporté la grande victoire de Guadalajara en mars ; ces hommes avaient été en permission et on les dirigeait à présent sur le front d’Aragon. Je crains bien que la plupart d’entre eux n’aient été tués à Huesca, à peine quelques semaines plus tard. Ceux d’entre nous qui se sentaient assez bien pour pouvoir se tenir debout avaient gagné les portières pour acclamer au passage les Italiens. Une béquille fut agitée en dehors d’un compartiment, des bras emmaillotés de pansements firent le salut rouge. On eût dit un tableau allégorique de la guerre, ces deux trains se croisant, l’un avec sa charge d’hommes frais glissant fièrement vers le front, l’autre ramenant lentement des estropiés – et cela n’empêchait pas les cœurs de bondir comme toujours à la vue des canons sur les trucks, qui faisait renaître le sentiment pernicieux, dont il est si difficile de se défaire, que la guerre, en dépit de tout, est bien chose glorieuse.

C’était un très grand hôpital que celui de Tarragone et il était rempli de blessés de tous les fronts. Quelles blessures on voyait là ! On y avait une façon d’en soigner certaines qui était, je suppose, en conformité avec la plus récente pratique médicale, mais qui offrait un spectacle particulièrement horrible. Elle consistait à laisser la blessure complètement à découvert et sans pansement, mais protégée des mouches par une gaze à envelopper le beurre tendue sur des fils de fer. À travers la gaze on pouvait voir la gelée rouge d’une blessure à demi cicatrisée. Il y avait un homme, blessé à la figure et à la gorge, dont la tête était enfermée dans une sorte de heaume sphérique de gaze à envelopper le beurre ; il avait la bouche obturée et il respirait au moyen d’un petit tube fiché entre ses lèvres. Pauvre diable, il avait l’air si seul, tandis qu’il errait çà et là, vous regardant à travers sa cage de gaze et ne pouvant pas parler ! Je suis resté à Tarragone trois ou quatre jours. Mes forces me revenaient et un jour, en allant très lentement, je parvins à descendre jusqu’à la plage. Quelle drôle d’impression cela faisait de voir la vie d’un bord de mer se poursuivre presque telle qu’en temps normal, les cafés élégants le long de la promenade, et la bourgeoisie bien en chair de l’endroit se baigner et s’exposer au soleil sur des chaises longues, tout comme s’il n’y avait pas eu une guerre à moins d’un millier de kilomètres. Toujours est-il que j’arrivai juste pour voir un baigneur se noyer, ce que l’on eût cru impossible dans cette mer peu profonde et tiède.

Enfin, huit ou neuf jours après mon départ du front, on examina ma blessure. Dans le dispensaire où les blessés nouvellement arrivés étaient examinés, les docteurs armés de très grands ciseaux s’attaquaient aux cuirasses de plâtre dans lesquelles des hommes, ayant les côtes, les clavicules, etc., brisées, avaient été emballés aux centres d’évacuation à l’arrière immédiat des premières lignes ; de l’encolure de l’énorme cuirasse informe on voyait sortir un visage, anxieux, sale, hérissé de barbe d’une semaine. Le médecin, un bel homme plein d’entrain, paraissant la trentaine, me fit asseoir sur une chaise, me saisit la langue avec un morceau de gaze rugueuse, me la tira en dehors tant qu’il put, dirigea vers l’intérieur de ma gorge un miroir de dentiste et me dit de dire : « Eh ! » Après avoir continué à tirer jusqu’à ce que j’eusse la langue en sang et des larmes pleins les yeux, il me dit que j’avais une corde vocale paralysée.

« Quand retrouverai-je la voix ? demandai-je.

— La voix ? Oh ! vous ne la retrouverez jamais », répondit-il gaiement.

Cependant il se trompait, comme le prouva la suite. Pendant deux mois environ je ne pus guère émettre qu’un murmure, mais ensuite ma voix redevint normale et d’une façon assez soudaine, l’autre corde vocale s’étant mise à « compenser ». La douleur de mon bras était due à ce que la balle avait traversé un faisceau de nerfs dans la nuque. C’était une douleur lancinante comme une névralgie et dont je souffris sans répit durant un mois environ, tout particulièrement la nuit, aussi ne pouvais-je que bien peu dormir. J’avais aussi les doigts de la main droite à demi paralysés. À présent encore, cinq mois après, mon index reste gourd ; drôle de conséquence pour une blessure au cou !

Ma blessure étant une manière de curiosité, plusieurs médecins l’examinèrent avec force claquements de langue et que suerte ! que suerte ! L’un d’eux me déclara avec autorité que la balle avait manqué l’artère d’« un millimètre ». Comment il savait ça, je l’ignore ! Aucun de ceux que j’ai rencontrés à cette époque – docteurs, infirmières, practicantes ou patients – jamais n’a manqué de m’assurer qu’un homme qui a eu le cou traversé d’une balle et qui y survit est le plus veinard des êtres. Je ne pouvais m’empêcher de penser que c’eût été encore plus de veine de n’avoir pas été blessé du tout.

Hommage à la Catalogne
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